Traduction française de Socialisme ou barbarie
Cet article est un extrait d’un ouvrage plus complet. Il correspond plus précisément au chapitre 3 de l’article « Ascension et chute du gouvernement bolchevique ».
« La réaction politique qui commence avant Thermidor consiste en ce que le pouvoir commence à passer, formellement et dans les faits, entre les mains d’un nombre de citoyens de plus en plus restreint. Les masses populaires, d’abord de fait, puis légalement, ont été peu à peu exclues du gouvernement du pays ». Christian Rakovsky
Terreur rouge et guerre civile
Penchons-nous maintenant sur le processus spécifique qui a conduit à l’effondrement des éléments de la démocratie socialiste au sein du gouvernement bolchevique. Un des chapitres particulièrement délicat du gouvernement bolchevique est celui de la Terreur rouge et de la formation de la Tchéka. Bien que cette dernière ait été créée fin décembre 1917 sous le nom de « Commission extraordinaire panrusse pour la lutte contre la contre-révolution et le sabotage » (abrégée sous le nom de Tchéka, qui signifie « commission extraordinaire »), la Terreur rouge ne fut déclarée que six mois plus tard, en réponse à la tentative d’assassinat de Lénine par la socialiste révolutionnaire de droite Fanny Kaplan en août 1918 (ce jour-là, Moïse Uritsky, commissaire du peuple à l’Intérieur et chef de la Tchéka de Petrograd, fut assassiné). Quelques heures après l’attentat, un décret officiel appelant à la « terreur massive » contre tous les ennemis de la révolution fut publié, reflétant la logique implacable de la guerre civile : coup pour coup.
Avant de poursuivre, il convient d’abord de caractériser la contre-révolution blanche. Mandel insiste sur le fait qu’elle avait des caractéristiques fascistes ou semi-fascistes : il s’agissait d’une contre-révolution bourgeoise et non féodale, rétablissant le tsarisme en tant qu’institution politique et la propriété privée. Le retour au servage, qui avait été aboli par le tsarisme en 1861, était plus difficile.
Quoi qu’il en soit, l’important ici est l’exacerbation des événements avec le déclenchement de la guerre civile, le déchaînement des « furies de la terreur » et leur tendance intrinsèque à la radicalisation : « Il ne peut y avoir de révolution sans contre-révolution ; ce sont des phénomènes et des processus indissociables, comme la vérité et le mensonge : « Comme la réaction est liée à l’action, elles sont unies entre elles, favorisant une « action historique qui est à la fois une dialectique et qui est poussée par la nécessité » (Arno Mayer citant Hannah Arendt, 2014 : 63).
Serge avait souligné que la guerre civile était la plus terrible de toutes les guerres, celle où tous les liens de solidarité entre les classes sociales sont rompus, où des voisins qui se connaissent et ont partagé une certaine vie quotidienne s’affrontent. Trotsky insistait sur le fait qu’il n’y avait aucun moyen de mener une guerre civile par des méthodes « humanitaires » : elle était inconcevable sans prise d’otages, fusillades et justice sommaire.
Il faut comprendre la mécanique de la confrontation « œil pour œil, dent pour dent » qu’implique un tel affrontement, le fait que le camp prolétarien ne puisse montrer aucune faiblesse. Celui qui montre une faiblesse est perdu, car il ne s’agit pas seulement de gagner la guerre sur le terrain militaire, mais aussi de rallier la population neutre, qui se définira autant par ce qu’elle comprend qu’il y a en jeu (les droits acquis tels que la terre pour les paysans) que par le camp qui s’imposera. En effet, les paysans ont changé plusieurs fois de camp pendant la guerre civile, et s’ils ont fini par se ranger du côté des bolcheviks, c’est parce qu’ils ont pressenti que la victoire des Blancs aurait signifié le rétablissement de la propriété des grands seigneurs : « La terreur implique l’intimidation, les menaces, les arrestations préventives. Évoquant les précédents historiques, les révolutions anglaise et française, la guerre de Sécession et la Commune de Paris, Trotsky explique que « l’intimidation » est l’un des moyens d’action politique les plus puissants » (Broué, Trotsky : 205), et que la classe ouvrière ne pouvait pas traverser une guerre civile sans y recourir.
On sait combien les communards de Paris ont payé cher leur magnanimité, un bilan souligné par Trotsky dans Communisme et terrorisme (dans une partie précieuse de cet ouvrage globalement erroné qui défend la militarisation du travail, entre autres problèmes). Arno Mayer rapporte le témoignage de la répression exemplaire de Thiers, le chef de la IIIe République bourgeoise fondée sur la défaite de la Commune, avec 30 000 communards fusillés. Dans le même sens, Mandel souligne les caractéristiques de la guerre civile : « Sur le front blanc, les procès sont très courts. Chaque soldat est interrogé, et s’il avoue être communiste, il est immédiatement condamné à mort, fusillé. Les rouges le savent parfaitement » (témoignage d’un journaliste réactionnaire en pleine guerre civile, « Octobre 1917 : coup d’État ou révolution sociale ? »).
Cela nous amène à la question de la Terreur rouge, déclenchée en réponse à la Terreur blanche de la contre-révolution. Il y eut également des éléments de Terreur verte paysanne (principalement contre les bolcheviks) et de terribles pogroms contre les Juifs (également partisans de la révolution) : « En 1918-1921, l’Ukraine fut le théâtre des pires pogroms – massacres perpétrés contre les communautés juives – que l’Europe ait connus jusqu’à la « solution finale » des nazis. Selon Zvi Gitelman, il y eut 2 000 pogroms, dont 1 200 en Ukraine. L’auteur estime à 150 000 le nombre total de victimes.
Ces massacres s’accompagnaient de cruautés inouïes : les hommes étaient enterrés jusqu’au cou et mouraient sous les sabots des chevaux qui passaient sur eux, ou étaient littéralement mis en pièces par des chevaux tirés dans des directions opposées. Les enfants étaient écrasés contre les murs sous les yeux de leurs parents ; les femmes enceintes étaient une cible privilégiée, et leurs fœtus étaient assassinés devant elles. Des milliers de femmes ont été violées et, à la suite de cette expérience, des centaines d’entre elles ont perdu la raison » (Mandel, idem).
Le débat sur la terreur est complexe. Elle est présentée comme une nécessité dans la guerre civile. Il ne s’agit bien sûr pas d’une norme de la dictature prolétarienne. S’il n’y a pas de guerre civile, il ne doit pas y avoir de terreur. Ce n’est pas non plus la méthode de la classe ouvrière pour régler les affaires, comme ce fut le cas chez les Jacobins, et ce non seulement en raison des conditions de la guerre contre les puissances étrangères et de la contre-révolution intérieure, mais aussi parce que, d’une certaine manière, les Jacobins étaient « suspendus dans les airs ». En dernière analyse, la terreur ne peut résoudre ce que la révolution ne donne pas socialement et politiquement par elle-même. C’est pourquoi Lénine et Trotsky en parlent comme d’un symptôme d’un gouvernement faible. Cela se pose également dans le débat sur la prétendue « prématurité » inévitable de la révolution selon le jeune Lukacs (voir Histoire et conscience de classe), une approche gauchiste unilatérale de cette problématique.
La classe de référence que représentaient les Jacobins, la bourgeoisie, les a accompagnés dans leur radicalisation pour des raisons d’opportunité. Si elle les a laissés faire tactiquement, ce n’était que pour une période déterminée, exceptionnelle, celle de la guerre. Dès que les Jacobins eurent mené à bien cette tâche, ils furent rayés de la carte lors du Thermidor de 1794 (le 28 juillet selon le calendrier grégorien), lorsque Robespierre et les siens furent guillotinés. Les Jacobins avaient pris des mesures telles que le plafonnement du prix du pain et d’autres biens de consommation courante, ce qui remettait en cause dans les faits, et non par principe, la propriété privée et le libre marché ; une concession aux classes populaires de Paris. Dès leur chute, ces mesures furent archivées. La Révolution française avait été faite pour établir la propriété privée, et non pour ouvrir la voie à une quelconque perspective socialisante.
Paradoxe s’il en est, leur chute s’est produite sans résistance de leur part. La direction jacobine se retrouva dans les « limbes » dès que l’abîme s’ouvrit sous ses pieds ; elle exprima l’effondrement de sa base sociale dans la mesure où elle avait envoyé à la guillotine les dirigeants des sans-culottes de Paris (hébertistes et enragés), puis s’en prit immédiatement à l’aile droite de son propre groupe, exécutant Danton et d’autres dirigeants.
De manière utopique, Robespierre croyait possible de supprimer les contradictions sociales par la méthode expéditive de la terreur. Ce ne fut pas le cas des bolcheviks : Lénine et Trotsky ont toujours été explicites sur le fait que la terreur signifiait des mesures d’exception dictées par la guerre civile, et non quelque chose de « vertueux » en soi : « Dans une révolution, la terreur est un signe, un symptôme de faiblesse, et non de force », avait déclaré Trotsky devant la commission Dewey. Car, comme nous l’avons déjà souligné, si un gouvernement est fort, s’il dispose d’une légitimité suffisante, il n’a pas besoin de la terreur. Les deux dirigeants avaient étudié les enseignements de la Commune de Paris, qui avait montré les dangers de la naïveté. Lénine avait mis l’accent sur les acquis positifs de la Commune, tout comme Marx. Mais Trotsky mettrait en garde contre la magnanimité en pleine guerre civile.
Une autre chose est qu’ils avaient suffisamment conscience des conséquences indésirables de la guerre civile : la militarisation de la société à laquelle ce conflit a conduit, qui a eu pour corollaire de restreindre à l’extrême tout exercice réel de la démocratie socialiste.
Les théoriciens de la bourgeoisie se sont toujours emparés de la terreur pour condamner la révolution, pour l’assimiler à la contre-révolution bureaucratique (voire fasciste). Furet, Arendt et d’autres théoriciens du « totalitarisme » ont répété cette rengaine au cours des dernières décennies, qui trouve ses antécédents dans la condamnation par la droite de la terreur jacobine, un jugement qui se confondait avec la critique de la Révolution française elle-même.
En définitive, la terreur révolutionnaire dans la révolution prolétarienne est une nécessité imposée par les conditions de la lutte, et non une norme à promouvoir dans toute révolution. Une nécessité qui doit toujours être posée au service du renforcement du pouvoir de la classe ouvrière, et non de son remplacement à la tête du nouvel État prolétarien.
Cela nous amène enfin à la discussion sur la Tchéka. Mandel affirme qu’en raison de ses caractéristiques « professionnelles », la Tchéka s’est finalement révélée être une erreur : elle a alimenté une pratique de substitution. Il souligne sa tendance à échapper à tout contrôle, y compris à la corruption, car la Tchéka administrait les biens confisqués aux victimes de la répression. Il souligne que la Tchéka était davantage une création des SR de gauche que des bolcheviks eux-mêmes : « La tendance de la Tchéka à devenir un appareil autonome, de moins en moins contrôlable, était présente dès le début (…). Serge utilise le terme de « dégénérescence professionnelle ». C’est pourquoi notre conclusion est sans aucun doute que la création de la Tchéka était une erreur » (Mandel, idem).
La complexité du sujet est évidente. Le stalinisme s’est appuyé sur ce précédent pour mener à bien la répression contre la révolution. Il est également vrai qu’il est difficile d’imaginer une guerre civile sans police politique. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de l’argumentation de Serge : les tendances à l’autonomisation de la Tchéka, les « déformations professionnelles » qu’implique une telle activité, même si parmi les tchékistes se trouvaient beaucoup des meilleurs militants bolcheviques. Ils avaient une tenue particulière : des vestes en cuir noir qui les identifiaient. Ils se considéraient comme « la brigade d’avant-garde de la révolution ».
Il faut garder à l’esprit que leur activité comportait un élément de substitution qui, malheureusement, a donné lieu à des déformations bureaucratiques (comme nous l’avons vu, Lénine lui-même n’était pas sûr de pouvoir protéger Martov de la Tchéka). Il s’agit d’un type de pratiques qui tendent à démoraliser ceux qui les exécutent et qui seront ensuite instrumentalisées par le stalinisme à d’autres fins : « Trotsky ne dissimulait pas les dangers de corruption et de décomposition morale qu’une telle activité peut engendrer dans ses propres rangs, et c’est pourquoi il ne cesse d’insister sur la nécessité de recruter les meilleurs communistes pour intégrer ses rangs » (P. Broué, Trotsky : 204).
Il s’agit en tout état de cause d’une question très complexe qui mérite d’être approfondie.
Le Xe Congrès du Parti bolchevique
Les choses se sont compliquées pour la révolution au début de l’année 1921. Cette période a été définie par Lénine comme une « crise générale de la révolution ». Les bolcheviks venaient de commettre plusieurs erreurs. Parmi celles-ci, l’offensive ratée contre la Pologne. Mais surtout, le retard pris dans l’abolition du communisme de guerre, qui a fini par mettre la majeure partie de la population contre le gouvernement, a pesé lourdement.
C’est dans ce contexte, afin de « contrebalancer » le développement des pratiques de marché résultant de la mise en œuvre de la NEP et face aux dangers qui, selon lui, menaçaient le parti d’une possible scission, que Lénine commet la grave erreur de promouvoir l’interdiction des tendances et des fractions au sein du parti lors du Xe Congrès de mars 1921. Lénine avait pensé qu’il s’agissait d’une mesure « exceptionnelle », mais cela n’a pas été inscrit dans la résolution. Pour comble, celle-ci contenait des clauses secrètes qui interdisaient même les groupes d’opinion. On sait que Staline s’est appuyé sur cette résolution lorsqu’il a commencé la lutte pour la succession (en réalité, la lutte contre la bureaucratisation de la révolution).
L’erreur de supprimer la démocratie au sein du parti a eu des conséquences universelles : elle a fini par tuer la seule institution de la dictature prolétarienne où survivait la démocratie socialiste. Car tout comme il est inconcevable d’imaginer un parti révolutionnaire sans centralisation, il est tout aussi inconcevable d’imaginer un parti révolutionnaire sans débat démocratique dans ses rangs. Il cesse alors d’être un parti, car il s’agit en définitive d’une organisation politique et non d’un simple outil administratif.
Sans échange d’idées, sans que le débat politique ne coule dans ses veines, sans que la diversité des points de vue ne s’exprime, le parti meurt en tant qu’organisation politique : « Sans élections générales, sans liberté de presse et de réunion illimitée, sans libre lutte des opinions, la vie meurt dans toute institution publique, elle devient une simple apparence de vie, où seule la bureaucratie reste comme élément actif » (Rosa Luxemburg, La Révolution russe).
Si Rosa faisait ici référence au régime politique de la dictature prolétarienne, ses considérations s’appliquent également au parti révolutionnaire au pouvoir. C’est pourquoi il semble y avoir une certaine inspiration « luxemburgiste » dans La Nouvelle Route de Trotsky (1923). Peut-être ne faisait-il que reprendre des intuitions qu’il avait exprimées dans sa brochure de jeunesse Nos tâches politiques (1904), qui, bien que partiale (Trotsky avait brandi à tort des idées « démocratiques » contre Que faire ? de Lénine), n’avaient pas été écartées par Trotsky dans tout ce qu’elles avaient de juste concernant les mises en garde contre le substitutionnisme de la classe ouvrière.
Avant de poursuivre, faisons une remarque concernant le soulèvement des marins de Cronstadt au début de 1921. La guerre civile venait de prendre fin. Mais des ruines et des destructions qu’elle avait laissées derrière elle, de la famine qui sévissait parmi de larges secteurs ouvriers et paysans en raison de la désorganisation économique, du « rumination » constante des tendances non bolcheviques, surgit le soulèvement de Cronstadt. Nous ne partageons pas l’affirmation de Sabado et Michelaux selon laquelle le traitement douloureux de cette rébellion a été « un crime contre la révolution » : « Quels qu’aient été les dangers que ces derniers [les insurgés de Cronstadt. RS] faisaient courir à la révolution en se soulevant, la violence de cette répression n’a pas de justification », affirment-ils, en accord avec presque toutes les variantes et courants du mandélisme.
Nous partageons, en revanche, la définition de Trotsky, qui a qualifié cette répression de « nécessité tragique » (ce qui n’est pas la même chose qu’une « erreur tragique », comme la qualifie Samary). La rébellion est certes née d’erreurs d’appréciation des dirigeants bolcheviques eux-mêmes, dans le sens où ils ont tardé à passer du communisme de guerre aux mesures de libéralisation du marché qui allaient être prises avec la Nouvelle Politique Économique. Cependant, le gouvernement bolchevique ne pouvait se permettre de soutenir une rébellion armée (soutenue dans les faits par la contre-révolution) sous le nez même de la capitale de la révolution, Petrograd. Une capitale qui, pour comble, avait récemment subi une vague de grèves dues au mécontentement des ouvriers face au rationnement économique extrême. L’influence des mencheviks se faisait sentir à Petrograd, tout comme celle des SR et des anarchistes dans la base navale de Cronstadt.
Jean Jaques Marie, éminent historien trotskiste, considère que le livre de l’historien anarchiste Paul Avrich, La tragédie de Cronstadt, est l’un des principaux, sinon le principal, ouvrage sur la rébellion. Il s’agit évidemment d’un auteur critique du bolchevisme, qui donne néanmoins la définition suivante du soulèvement : « Dans le cas de Cronstadt, l’historien peut se permettre d’affirmer que sa sympathie va aux rebelles, sans pour autant nier que la répression était justifiée » (J-J. Marie 2005 : 11).
Toutes les tendances du parti (y compris les décistes et l’Opposition ouvrière) ont voté l’intervention militaire à Cronstadt. Zinoviev (chef du parti à Petrograd) avait fait de la démagogie autour de la « démocratie socialiste » (dans le contexte du débat sur les syndicats), un facteur qui a contribué à déstabiliser la situation dans la région ; Zinoviev était le président du parti dans la ville. Il a fait cela pour ensuite se tourner vers des formes trop brutales avec les rebelles.
Il est également vrai que Toukhatchevski a commandé les opérations militaires sans ménagement. Suivant Avrich, Broué indique que les pertes de l’Armée rouge lors de la reconquête de la forteresse se sont élevées à 10 000 hommes, contre seulement 600 du côté des rebelles. C’est ce qui explique peut-être la dureté de la répression menée par Dzerjinski une fois les rebelles vaincus. Mais que pouvait-on faire d’autre lorsque les marins de la garnison de Cronstadt, exaspérés par les conditions de vie dramatiques vers la fin de la guerre civile, ont été instrumentalisés par les forces contre-révolutionnaires ? Si Marie souligne que la seule appréciation honnête du soulèvement est qu’il fut spontané, il n’en reste pas moins qu’il suscita immédiatement toutes les attentes de la contre-révolution en exil et que, a posteriori, ses dirigeants finirent par être instrumentalisés par la réaction. Il faut garder à l’esprit que leur programme exigeait, dans les faits, la formation de soviets sans partis : « La résolution votée sera souvent résumée par le slogan : « des soviets sans communistes », apparu pour la première fois lors d’une mutinerie de faim à Mourmansk… en mai 1918 et repris dans de nombreux soulèvements paysans. Ce slogan ne figurait pas dans la résolution, mais celle-ci allait dans ce sens » (J. J. Marie : 141). En d’autres termes, les bolcheviks devaient renoncer au pouvoir.8
Il s’agit d’un débat complexe : « Compte tenu du fait que la guerre civile n’était pas encore terminée, [il s’agit] d’une question de jugement politique, de tactique, et non d’une question de principe. La difficulté du débat réside dans le fait que la plupart fondent leur jugement, pour l’essentiel, sur des appréciations purement politiques : nature des revendications, nature des forces politiques en présence, etc. De notre point de vue, dans une situation de guerre civile, ce qui est déterminant, c’est la nature des forces sociales en présence (et leur « logique »). (…) Toutefois, les informations dont nous disposons actuellement ne permettent pas de tirer des conclusions définitives (…). Selon certains (…), ce qui se posait (…) était le problème de la démocratie soviétique, prolétarienne (…). Selon d’autres, notamment Trotsky (…), il fallait négocier (…), mais sans céder à une dynamique sociale qui pouvait renforcer la menace contre-révolutionnaire sur Petrograd, une menace nationale et internationale, car le dégel pouvait ouvrir la porte de Cronstadt à la flotte blanche de la Baltique » (Mandel, cit.).
À notre avis, et à la lumière des études d’Avrich et de Marie, les bolcheviks n’avaient pas d’autre choix que de réprimer le soulèvement, tout en opérant simultanément le virage (tardif) vers la NEP : mettre fin à la réquisition des céréales exigée par le mécontentement croissant des paysans, passer au libre-échange des excédents, etc. Cela apaisa les esprits dans tout le pays et marqua la fin du communisme de guerre.
Ce qui offrait une autre voie, et fait partie d’un consensus beaucoup plus large, c’est la grave erreur de l’interdiction des fractions votée par le Xe Congrès, à laquelle il faut ajouter l’interdiction préjudiciable de ce qui restait du multipartisme au sein des soviets (conséquence logique de la résolution précédente, mesure concrétisée au début de 1922).
À cette époque, le parti comptait au moins le groupe Centralisme démocratique (une tendance formée en 1919 et dirigée par Sapronov et Smirnov), l’Opposition ouvrière d’Alexandre Chliapenko et Alexandra Kollontaï, ainsi que d’autres groupes mineurs. De plus, le débat sur les syndicats venait de se dérouler, divisant Lénine et Trotsky, ce dernier étant soutenu par Boukharine, qui avait longtemps dirigé la fraction de gauche opposée au traité de Brest-Litovsk. Au total, il y avait environ huit groupes d’opinion.
Lénine considérait cette interdiction comme une mesure « provisoire ». Mais cette erreur démontrait une grave incompréhension de la dynamique globale du pouvoir bolchevique : l’ampleur réelle de la déformation bureaucratique accumulée en raison de la guerre civile, de la fatigue et de la destruction des forces du prolétariat, du vidage des soviets, de l’isolement international de la révolution.
Lénine n’a pas pris la peine de définir explicitement comme « transitoire » la résolution d’interdiction des oppositions au sein du parti. À une grave erreur, il en a ajouté une autre : « Le texte de Lénine, adopté avec seulement 30 voix contre, ne mentionne pas que la suppression du droit de fraction et de tendance est temporaire. Ce texte comprend en outre une disposition secrète qui interdit également les groupes. Elle sera utilisée par la fraction stalinienne pour une durée indéterminée ». Il est intéressant de noter ce que Serge dit à ce sujet dans son texte « Trente ans après la révolution russe » : les bolcheviks « sont devenus fous devant le soulèvement de Cronstadt » ; « il aurait été naturel d’assouplir l’armure du gouvernement par une politique de tolérance et de réconciliation envers les éléments socialistes et libertaires disposés à se situer sur le terrain de la constitution soviétique ».
Il ajoute que les bolcheviks avaient « peur d’ouvrir la concurrence politique » aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires ; une erreur qu’il considère comme la plus grave de Lénine et Trotsky au pouvoir, tout en soulignant que leur pari était la révolution mondiale comme alternative salvatrice.
Il y a eu une erreur dans l’appréciation de la dynamique et de la nature du processus de bureaucratisation. Cela est flagrant dans l’angoisse exprimée par Lénine à partir d’octobre 1922, lorsqu’il se remet de sa première rechute. Angoisse face à Staline, qui avait été nommé secrétaire général du parti au début de la même année.9
Le problème était que si les soviets étaient vidés de leur substance, s’il n’y avait pas d’autre espace de démocratie socialiste que le parti, si la guerre civile et le repli des travailleurs introduisaient des déformations bureaucratiques dans le fonctionnement de l’État ouvrier, restreindre la liberté de débat politique et de tendances au sein d’un parti qui était le dépositaire ultime de la démocratie socialiste était, nous le répétons, une erreur dramatique : « L’erreur de Lénine et Trotsky a été de théoriser et de généraliser les conditions exceptionnelles du moment. Depuis le début de la NEP (…), l’affaiblissement numérique et le déclassement de la classe ouvrière s’étaient arrêtés (…). À ce moment précis, l’élargissement progressif de la démocratie soviétique aurait pu accélérer le rétablissement sociopolitique de la classe ouvrière, facilitant sa lente repolitisation. Mais en réduisant, à ce moment précis et de manière draconienne, ce qui subsistait encore en matière de démocratie, les dirigeants soviétiques ont aggravé la dépolitisation du prolétariat et du parti » (Mandel, cit.).
Broué souligne la même chose : le paradoxe d’avoir permis l’existence d’autres partis soviétiques pendant la guerre civile et de les avoir interdits à la fin de celle-ci : « Les organisations concurrentes du parti avaient été interdites de fait, frappées par des arrestations massives, et aussi partiellement par des autorisations d’émigrer à l’étranger. On peut estimer, avec Avrich, que l’opposition politique en URSS avait été réduite au silence à la fin de 1921 » (Trotsky : 235). La promesse était, apparemment, de les légaliser après le conflit civil. L’historien français rapporte qu’en 1919, Trotsky avait considéré comme « une victoire » le fait que Martov ait utilisé le mot « nous » pour désigner le pouvoir des soviets et « notre » pour désigner l’Armée rouge. Il raconte également comment les délégués mencheviks et SR avaient été officiellement invités en décembre 1920 au VIIIe Congrès panrusse des soviets, où ils avaient pris la parole et développé leurs critiques à l’égard de la politique bolchevique. Ce fut toutefois la dernière fois qu’ils se présentèrent devant les soviets, ce que Lénine et Trotsky justifièrent par le désastre dans lequel se trouvait le pays à la sortie de la guerre civile, par la mauvaise image des bolcheviks auprès de « l’opinion publique », et par la conviction que toute autre tendance « socialiste » que bolchevique serait un instrument, consciemment ou non, de la restauration capitaliste.
Alvin Wartel affirme que les mencheviks regagnaient du terrain malgré les obstacles auxquels ils étaient confrontés. En 1920 encore, ils réussirent à faire élire 45 délégués au soviet de Moscou, 225 à Kharkov et d’importantes délégations dans des dizaines de soviets. Dans de nombreux syndicats, les mencheviks et leurs partisans « étaient très supérieurs à la poignée de communistes impopulaires qui dominaient les organismes syndicaux, et dans au moins trois syndicats, les mencheviks ont dominé jusqu’en 1921 malgré tous les efforts des communistes pour les évincer.
« Et ce qui était plus alarmant du point de vue communiste, c’est que vers 1920, même les communistes eux-mêmes commençaient à écouter avec respect ce que disaient les mencheviks. L’époque où, comme en 1918 ou 1919, le mot « liberté » dans la bouche d’un menchevik était accueilli par les communistes avec des sifflets, des huées et des cris de « honte » était révolue. Le moment où il faudrait reconnaître pleinement les partis socialistes ou les détruire approchait à grands pas » (Wartel, idem).
En mai 1921, le parti menchevik fut officiellement interdit et devint la cible de sévères mesures de répression. En 1922, l’« opposition loyale » des mencheviks avait cessé d’exister.
Pour comprendre le contexte, il est intéressant de noter ce que dit Eric Blanc : « Dans sa récente étude sur le socialisme libertaire en Russie, l’historien russe Vladimir Sapon conclut que la défaite de la démocratie soviétique a été déterminée avant tout par le contexte objectif catastrophique de la fin de 1918 : « Cette idée est confirmée par le fait que dans les régions où les anarchistes et les néo-populistes de gauche ont consolidé leur hégémonie politique pendant la période du premier gouvernement soviétique, ils n’étaient pas moins enclins à la dictature du parti que les bolcheviks à l’échelle de toute la Russie » (« Le stalinisme était-il inévitable ? »).
Malgré tous les risques, car les mencheviks n’avaient pas cessé d’être un courant réformiste et pro-bourgeois, l’interdiction des autres partis soviétiques, tout comme celle des fractions au sein du parti, a été très coûteuse, entre autres parce qu’elle a servi de précédent et de justification légale à Staline pour agir avec la « loi du parti » à la main lorsqu’il s’est agi de supprimer les oppositions qui ont suivi.
Cela mit fin à ce qui restait de la démocratie socialiste. Et, avec cela, on commença également à tuer la dictature elle-même en tant que dictature du prolétariat.
De Robespierre à Lénine
Pour une évaluation critique du pouvoir bolchevique, il est intéressant de comparer Lénine à Robespierre. Ce dernier a présidé, comme on le sait, l’année la plus brûlante de la Révolution française (1793-94). Les différences sont qualitatives. Dans le cas de Robespierre, qui a été condamné par toute l’historiographie bourgeoise, il s’agit du point culminant de la radicalisation de la Révolution française. Opposé à la guerre, il n’a pas ménagé ses efforts pour prendre les mesures extrêmes qu’elle exigeait afin de défendre la révolution contre les armées contre-révolutionnaires de la Sainte-Alliance.
Ces mesures comprenaient la levée en masse (qui a donné naissance aux armées modernes), le plafonnement des prix du pain et des denrées alimentaires (sous la pression des secteurs populaires de Paris), la nationalisation des biens de l’Église et des émigrés contre-révolutionnaires, la déchristianisation, ainsi que la tentative de mettre en place une religion laïque.
Cependant, il a pris ces mesures avec les méthodes bourgeoises du « bonapartisme révolutionnaire », du substitutionnisme social des exploités et des opprimés, et sans remettre en question la propriété privée d’un point de vue principiste. C’est pourquoi Trotsky a caractérisé avec acuité les Jacobins comme des « utopistes de l’égalité sur la base de la propriété privée ».
Si Robespierre et Lénine peuvent être assimilés à des gouvernements révolutionnaires en situation de guerre civile, l’analogie s’arrête là. En effet, comme nous venons de le souligner, le gouvernement de Robespierre était un gouvernement « bonapartiste révolutionnaire ». Celui de Lénine était d’une nature sociale et politique complètement différente : une dictature prolétarienne soumise aux distorsions des conditions d’une guerre civile, aggravées par l’isolement international auquel la révolution a fini par être soumise.
« Toute révolution est une guerre civile, puisqu’il s’agit de reconfigurer la propriété, et la propriété, avec la vie, est ce qui coûte le plus cher à l’homme », dira Mathiez, historien classique de la Révolution française. Les deux gouvernements révolutionnaires diffèrent par leur nature de classe. Robespierre n’a pas hésité à régler les affaires au rythme de la guillotine. Il a frappé à gauche, mais aussi à droite. Il a même frappé d’abord à gauche (en se débarrassant des hebertistes et des enragés, en condamnant à mort les principaux dirigeants des masses populaires parisiennes). La logique du « bonapartisme révolutionnaire » avait à voir avec un gouvernement qui, s’il s’appuyait à certains moments sur les sans-culottes (« ceux qui n’ont pas de propriété »), gouvernait en fin de compte pour le compte de la bourgeoisie.
Le gouvernement de Lénine avait une autre base sociale. Il exprimait la première expérience de la classe ouvrière au pouvoir. La logique de son gouvernement n’était pas substitutionnelle : c’est-à-dire au nom d’une classe propriétaire ou d’un nouveau secteur privilégié. Il s’agissait d’un gouvernement des travailleurs, des exploités et des opprimés. Un gouvernement qui misait sur la direction collective de tous, quelles que soient les déformations auxquelles il fut effectivement soumis au cours de son expérience.
Une anecdote rapportée par Jean-Jacques Marie lors du Ve Congrès des soviets du 4 juillet 1918 est illustrative. Trotsky lit un décret déclarant « hors la loi et passibles de la peine de mort » les éléments « incontrôlables » qui, en Ukraine, franchiraient la ligne de démarcation de l’accord de Brest-Litovsk pour raviver la guerre avec les Allemands. Les eseristes de gauche qui soutiennent et même encouragent ces incursions irresponsables et ultra-gauches (leur Comité central a décidé en secret d’assassiner l’ambassadeur d’Allemagne pour provoquer la reprise de la guerre !) s’indignent contre lui et le traitent de « Kerensky, fusilleur, Bonaparte raté, Napoléon ». Trotsky répond qu’il « se soumettra à toute décision du congrès et la mettra en œuvre, qu’il soit d’accord ou non », réfutant l’accusation de bonapartisme (Marie 2009 : 191).
Draper et Löwy insistent tous deux sur cette distinction de principe. Une différence qui renvoie à l’impossibilité de remplacer les masses populaires dans la transformation sociale : « En tout état de cause, une chose était claire : à ses yeux [à ceux de Marx], 1793 n’était en aucun cas un paradigme pour la future révolution prolétarienne. Quelle que soit leur admiration pour la grandeur historique et l’énergie révolutionnaire d’un Robespierre ou d’un Saint-Just, le jacobinisme est expressément rejeté comme modèle ou source d’inspiration de la praxis révolutionnaire socialiste. Cela apparaît dès les premiers textes communistes de 1844, qui opposent l’émancipation sociale aux impasses et aux illusions du volontarisme politique des hommes de la terreur » (Löwy 1985).
Traduction : notre modèle n’est pas le gouvernement par la terreur, l’imposition violente de nouvelles relations sociales, la mise en place d’un pouvoir minoritaire contre la majorité de la société. C’est la dictature du prolétariat, dans laquelle la majorité exerce le pouvoir sur la minorité. Et qui, en tant que telle, organise sa domination sous la forme d’une démocratie d’un nouveau type : la démocratie socialiste.
Mandel rappelle que Lénine s’est efforcé de ne pas recourir à la terreur dans la période qui a immédiatement suivi octobre. On sait que les bolcheviks ont d’abord été indulgents envers les anciens dignitaires du gouvernement provisoire et les principaux généraux tsaristes (qu’ils ont laissés libres sur parole de « ne pas conspirer contre la révolution »).
L’étude de la Révolution française permet d’apprécier la révolution bourgeoise par excellence, ce qu’elle a en commun et ce qui la distingue de la révolution prolétarienne. Cela permet d’avoir une meilleure perspective historique pour apprécier les événements, non seulement du passé mais aussi de l’avenir : « Ce n’est qu’en mars 1850, dans la circulaire à la Ligue des communistes (…), que l’expression « révolution permanente » prend pour la première fois le sens qu’elle aura ensuite au cours du XXe siècle (en particulier chez Trotsky). Dans sa nouvelle conception, la formule conserve de son origine et du contexte historique de la Révolution française, surtout (…), l’idée d’une progression, d’une radicalisation et d’un approfondissement ininterrompus de la révolution. On retrouve également l’aspect de la confrontation avec la société civile/bourgeoise, mais, contrairement à l’aspect jacobin de 1793, elle n’est plus l’œuvre terroriste (nécessairement vouée à l’échec) de la sphère politique en tant que telle – qui tente en vain d’attaquer la propriété privée par la guillotine – mais celle de la société civile elle-même, sous la forme d’une révolution sociale (prolétarienne) » (Lowy 1985). C’est-à-dire une révolution sociale qui s’oppose à la révolution purement « politique » dans le sens où elle concerne les relations sociales et où son sujet ne peut être qu’une large majorité sociale.
C’est l’angle choisi par Trotsky lorsqu’il dénonçait l’utopisme de l’« égalité » jacobine. Si, chez les Jacobins, la guillotine devenait « une fin en soi » (la terreur comme moment d’« autonomie du politique » qui entre en conflit violent avec la société bourgeoise parce qu’elle n’a pas de bases sociales pour se soutenir), le gouvernement bolchevique, quelles que soient les déformations auxquelles il a été soumis, était un outil au service de l’émancipation historique des exploités et des opprimés : le gouvernement le plus progressiste qui ait jamais existé dans l’histoire de l’humanité, sans oublier la Commune de Paris.
La Révolution française – et le gouvernement jacobin qui l’a exprimée à son apogée – était encore la tragédie entre « le déjà plus » d’un ordre monarchique caduc et le « pas encore » de la révolution prolétarienne (Bensaïd). Citant le grand historien français du XIXe siècle, Michelet, le marxiste français affirme que les républicains bourgeois de ce siècle avaient derrière eux « le spectre des mille écoles que nous appelons aujourd’hui socialisme » : les enragés, les babouvistes et autres conspirateurs pour l’égalité qui portaient déjà « le germe sombre d’une révolution inconnue » (communiste).
Dans cet équilibre catastrophique entre le « déjà plus » d’une révolution bourgeoise qui ne pouvait aller plus loin et le « pas encore » de la révolution prolétarienne, le césarisme jacobin devait finir par profiter à la bourgeoisie victorieuse. Les vertueux avaient fait leur temps. Ils étaient bons pour l’exil ou la guillotine (« La révolution française refoulée »). Bensaïd dénonce les « agioteurs et spéculateurs des biens nationaux » (nationalisés) comme les bénéficiaires du butin de l’ancienne propriété féodale (au-delà des services qu’ils ont rendus à la bourgeoisie montante). Un représentant important de ce secteur était Danton, dont la morale mondaine s’opposait à l’ascétisme de Robespierre.
Là encore, la comparaison avec les bolcheviks, dont la direction historique n’a jamais eu de telles motivations, ne tient pas la route. Il en allait tout autrement, bien sûr, de la bureaucratie qui entourait Staline et de toute la clique de carriéristes qui ont envahi le parti immédiatement après la guerre civile. C’est pourquoi, lorsque Simon Pirani parle d’une « nouvelle élite bolchevique » à partir de 1920, cette définition sert à tromper consciemment, c’est un signe d’adaptation à l’époque anticommuniste actuelle : elle fait abstraction de toute barrière claire entre la vieille garde révolutionnaire et la nouvelle élite.
Pour en revenir à Bensaïd, il cite une phrase pertinente du révolutionnaire américain Thomas Paine devant la Convention le 7 juillet 1795 : « Mon propre jugement m’a convaincu que si vous faites basculer la base de la révolution des principes vers la propriété, vous éteindrez le feu de tout l’enthousiasme qui a soutenu la révolution jusqu’à présent et vous ne mettrez à sa place que le froid motif du bas intérêt personnel, la nuit glaciale de la concurrence libérale généralisée de tous contre tous » (Bensaïd ; idem). Une affirmation brillante par sa perspicacité.
Entre Robespierre et Lénine, il existe des différences de principe qu’il ne faut pas perdre de vue, au-delà des mesures exceptionnelles que les bolcheviks ont été contraints de prendre. Si Trotsky en est venu à théoriser pendant un certain temps sur la base d’une logique de substitution de la classe ouvrière, c’était en raison d’un grave malentendu que l’expérience historique allait remettre à sa place ; il ne s’agissait pas d’une conception qui le caractérisait (au-delà des dérapages administratifs qui allaient marquer Lénine).
Trotsky lui-même avait brossé avec une grande précision la logique de cette substitution jacobine : « À la fin du XVIIIe siècle, il y eut en France une révolution qui fut appelée, à juste titre, « la grande Révolution ». Ce fut une révolution bourgeoise. Au cours d’une de ses phases, le pouvoir tomba entre les mains des Jacobins soutenus par les « sans-culottes », c’est-à-dire les travailleurs semi-prolétaires des villes, qui interposèrent entre eux et les Girondins, le parti libéral de la bourgeoisie, les cadets de l’époque, le rectangle net de la guillotine. C’est uniquement la dictature des Jacobins qui a donné à la Révolution française son importance historique, qui a fait d’elle la « grande Révolution ».
« Et pourtant, cette dictature fut instaurée non seulement sans la bourgeoisie, mais aussi contre elle et malgré elle. Robespierre, qui n’avait pas eu l’occasion de s’initier aux idées de Plekhanov, renversa toutes les lois de la sociologie et, au lieu de tendre la main aux Girondins, leur coupa la tête. C’était cruel, sans doute. Mais cette cruauté n’a pas empêché la Révolution française de devenir « grande » dans les limites de son caractère bourgeois. Marx (…) a dit que « le terrorisme français dans son ensemble n’était que la manière plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie ». Et comme cette bourgeoisie craignait ses méthodes plébéiennes pour en finir avec les ennemis du peuple, les Jacobins ont non seulement privé la bourgeoisie du pouvoir, mais ils ont également appliqué une loi de fer et de sang chaque fois qu’elle tentait d’arrêter ou de « modérer » le travail des Jacobins. Il est donc clair que les Jacobins ont mené à bien une révolution bourgeoise sans la bourgeoisie » (P. Broué, « Trotsky et la Révolution française »). Ce mécanisme ne peut se reproduire dans le cas de la révolution prolétarienne, comme l’a enseigné l’expérience du XXe siècle.
Antoni Doménech insiste sur le fait que la dictature de Robespierre se considérait comme une « dictature fiduciaire », au sens où elle émanait de la Convention, et non comme une « dictature souveraine » émanant d’elle-même, comme le considèrent à tort les bolcheviks. Si la distinction entre les différents types de dictature est intéressante, présenter les bolcheviks comme un « modèle » de « bonapartisme révolutionnaire » nous semble absurde (dans « L’expérience bolchevique, la démocratie et les critiques marxistes de son temps »).
Même s’ils ont souvent confondu nécessité et vertu, Lénine, puis Trotsky, ont pris conscience de plus en plus aiguë de l’impossibilité de remplacer les masses dans la révolution. Lénine, avec l’énorme sensibilité politique qui le caractérisait, avec la concrétisation de sa pensée, avec ses aspirations socialistes révolutionnaires profondes qu’il exprimait dans L’État et la révolution. Trotsky, avec l’hommage posthume à la révolution qu’il rend dans son Histoire de la Révolution russe, sans parler des nombreux autres enseignements qu’il a tirés de l’expérience révolutionnaire et contre-révolutionnaire.
Le gouvernement prolétarien ne peut jamais être un « bonapartisme révolutionnaire », car cela signifierait un remplacement durable de la classe ouvrière au pouvoir. Et la logique du remplacement politique et social finit par mener ailleurs, loin de la consolidation de la dictature du prolétariat. C’est pourquoi l’expérience historique a enseigné qu’il ne fallait pas assimiler mécaniquement le plus grand représentant de la révolution bourgeoise, Robespierre, au plus grand représentant de la révolution prolétarienne, Lénine.
Dictature prolétarienne et démocratie socialiste
Les avatars du nouveau pouvoir prolétarien doivent être compris sous la formule algébrique de la dictature prolétarienne. Comme l’a souligné Lénine, cette formule implique une combinaison dialectique entre une démocratie d’un nouveau type et une dictature d’un nouveau type (ce qui complique l’identification simple de la dictature prolétarienne avec la démocratie socialiste).
Dans la pleine réalisation de la dictature prolétarienne en tant qu’autogouvernement des masses, ces deux connotations doivent être synonymes. Mais il s’agit d’un processus historique complexe, entre autres parce que l’élévation des masses à leurs tâches historiques implique une maturation complexe qui, conjuguée à l’action de la contre-révolution (bourgeoise… et bureaucratique), fait partie des tensions inhérentes à la dictature du prolétariat.
À titre de digression, signalons que cela ne signifie pas tomber dans le « modèle » bureaucratique zinovieviste selon lequel le gouvernement prolétarien deviendrait une sorte d’« autorité pédagogique » qui devrait « guider » des masses ignorantes qui, en raison de leur orphelinat, de leur « inculture », ne pourraient pas prendre en main le destin du pays. Trotsky avait posé que la base du parti devait avoir la souveraineté, quel que soit son niveau politico-culturel (Nouvelle ligne).
Perdu de vue la complexité de ce processus, de nombreux critiques affirment que Lénine et Trotsky ont commis l’erreur d’accepter les termes du débat lancé par Kautsky (avec lequel ils ont polémiqué sur la dictature prolétarienne) : une opposition abstraite entre dictature et démocratie. Rosa Luxemburg elle-même leur reprochait d’avoir oublié que « la dictature du prolétariat est la démocratie socialiste », ce qui, en termes généraux, en tant que règle directrice, est juste.
Nous avons toujours insisté sur cette tension démocratique : la nécessité absolue de la démocratie socialiste pour que le prolétariat puisse exercer le pouvoir. Un pouvoir qui ne peut être exercé que collectivement, donc démocratiquement. Cependant, nous veillons également à ne pas transmettre une image naïve de la lutte des classes. Surtout lorsque tout se tend dans une guerre civile, dans une lutte à mort entre la révolution et la contre-révolution. C’est dans ce scénario qu’apparaît la problématique de la dictature prolétarienne et la tendance qui doit se vérifier, celle de se superposer à la démocratie socialiste.
Dans la mesure où il s’agit d’une démocratie d’un nouveau type, la dictature prolétarienne doit tendre vers une démocratie socialiste. Mais les choses ont été un peu plus complexes sous le gouvernement bolchevique, lorsque la plupart des tendances socialistes conciliantes se sont rangées, ouvertement ou de manière voilée, du côté de la contre-révolution. Dans ces conditions, l’existence d’autres tendances socialistes au-delà du parti bolchevique était très difficile.
Le seul courant qui est resté dans des limites minimales non contre-révolutionnaires était celui des mencheviks internationalistes de Martov.
Avrich partage l’avis de Wartel selon lequel les mencheviks – surtout les internationalistes – ont essayé de rester dans le cadre d’une « opposition légale » au gouvernement bolchevique : « Contrairement aux cadets et aux socialistes-révolutionnaires, les mencheviks en exil se sont tenus à l’écart des conspirations antibolcheviques (…). Depuis que Lénine et ses partisans ont pris le pouvoir, les mencheviks ont agi comme un parti d’opposition légal qui cherchait à obtenir une part du pouvoir politique par des élections libres et équitables pour l’intégration des soviets » (Avrich 1970 : 123). Dans le cas des SR, même leur gauche était caractérisée par une énorme irresponsabilité.
De leur côté, les anarchistes se divisèrent grosso modo en deux ailes : l’une qui finit par se rallier aux bolcheviks (comme Victor Serge et tant d’autres militants anarchistes de renom) et l’autre qui s’opposa au gouvernement soviétique (un arc-en-ciel de positions qui comprenait Nestor Makhno, un dirigeant rural ukrainien de renom, qui mit sur pied une Armée noire qui oscilla entre les Blancs et les Rouges, et qui fut finalement dispersée par les bolcheviks).
C’est ainsi qu’une dynamique de remplacement d’une classe ouvrière repliée sur elle-même, qui perdait de vue ses intérêts historiques au milieu de l’effondrement des conditions d’existence, s’est insensiblement mise en place. Il est intéressant de noter ce que Kevin Murphy souligne à propos du « va-et-vient » des travailleurs pendant la guerre civile : le « rebond » entre leurs intérêts historiques et leur repli sur leurs intérêts immédiats dans des conditions défavorables, comme s’ils identifiaient les difficultés que comporte l’ascension du prolétariat en tant que classe historique (Révolution et contre-révolution dans une usine métallurgique).
Nous avons souligné ailleurs qu’une circonstance exceptionnelle de substitution est peut-être inévitable. Mais l’expérience historique a démontré les conséquences dramatiques d’une telle situation, le fait qu’il n’y a pas de vide en politique : un gouvernement ne peut pas être dans les airs. Et si la classe ouvrière n’est pas là, un autre secteur social prend sa place (M. Lewin : Le dernier combat de Lénine).
Même dans les pires conditions, il ne faut jamais perdre de vue la tension dialectique qui empêche la dictature prolétarienne de se substituer à la classe ouvrière, qui tend à se transformer en démocratie socialiste. Le fait que cette tension entre les deux termes subsiste ne doit pas conduire à théoriser un remplacement social impossible : « L’erreur fondamentale de Trotsky a été de « faire de nécessité vertu », en théorisant comme une sorte de « loi » de la période de transition ce qui n’était en réalité qu’une politique douloureuse imposée par la situation présente » (Traverso). La perte de vue de cette perspective pendant ce que Mandel a appelé les « années fatidiques » de Lénine et Trotsky (1920-1921) a été une erreur, car les questions ne s’apprécient pas de la même manière pendant une guerre civile qu’en temps normal.
C’est une erreur dans laquelle Trotsky est tombé avec sa tendance à résoudre les choses administrativement (comme le lui a fait remarquer Lénine dans son testament) et qui lui a valu une terrible défaite politique dans le débat sur les syndicats, le laissant en mauvaise posture pour la bataille qui s’annonçait contre la bureaucratie : « Jusqu’à l’établissement d’un régime socialiste et son fonctionnement « normal » – que Trotsky ne prévoyait pas avant une génération – « la transition doit être assurée par des mesures coercitives, c’est-à-dire en dernière analyse par la force armée de l’État prolétarien » (Broué, Trotsky : 206). Dans le même ordre d’idées, il convient de noter cette remarque de Jean-Jacques Marie : « La fonction de commissaire du peuple à l’Armée que Trotsky va exercer jusqu’en janvier 1925 restructure sa personnalité et transforme le publiciste militant et polémiste en organisateur exigeant et méticuleux (…). Sa fonction de commandant façonne l’image que les cadres du parti, les militants, les soldats, les ouvriers ou les paysans ont de lui, car elle modifie ou altère durablement son comportement et sa manière d’aborder les problèmes » (Marie 2009 : 173).
Lénine et Trotsky ont répété mille et une fois qu’ils fondaient leurs espoirs sur l’extension internationale de la révolution. La non-réalisation de cette prévision a été le facteur déterminant de toutes les déformations qui ont suivi, y compris l’émergence du monstre bureaucratique.
C’est pourquoi il faut souligner à nouveau les conséquences néfastes des conditions de « forteresse assiégée » du pouvoir bolchevique pendant la guerre civile, qui ont donné naissance à de nombreuses pratiques de « commander et obéir », de développements bureaucratiques, de « ukase » et de « discipline dans l’action », ainsi que d’une centralisation excessive. Une série de comportements militaires qui, par définition, admettent davantage de centralisation et ont fini par infecter le parti, facilitant les conditions de légitimation du commandement bureaucratique du stalinisme : « Les trois années de guerre civile ont laissé une empreinte indélébile sur le gouvernement soviétique lui-même, du fait que de très nombreux administrateurs, une couche considérable d’entre eux, s’étaient habitués à commander et à exiger une soumission inconditionnelle à leurs ordres » (Trotsky 1975 : 262).
Bensaïd insiste, dans « La violence dans la révolution », sur le fait que ces conséquences négatives ont été régulièrement sous-estimées. Ce sont les circonstances de la guerre civile qui ont imposé ce lourd fardeau, et ces circonstances ne doivent pas être théorisées dans le sens où la dictature du prolétariat serait nécessairement un pouvoir dictatorial, ni considérées mécaniquement comme quelque chose d’inéluctable. Ce n’est pas le cas. La norme doit être la tendance à la plus grande superposition possible entre la démocratie socialiste et la dictature du prolétariat. La réalisation cohérente de la dictature du prolétariat non seulement comme « dictature d’un nouveau type », mais aussi comme « démocratie d’un nouveau type ».
En ce sens, il semble clair qu’un angle mort chez Lénine (même dans la lutte finale contre la bureaucratisation !) est la confusion entre les instances de la démocratie syndicale, politique et l’appareil d’État lui-même (Bensaïd). Il nous semble même qu’après avoir pris des mesures qui ont annulé la démocratie socialiste, Lénine a ensuite tenté de résoudre par une voie « non politique » les énormes déficits démocratiques qui se multipliaient au sein du gouvernement et du parti : en renforçant à tort une « Inspection ouvrière et paysanne » qui était déjà entre les mains de Staline, en élargissant le Comité central avec des ouvriers de tradition (dans un Comité central où aucun regroupement ne pouvait se former)…
Il est paradoxal que Lénine ait également recouru à des mesures administratives pour résoudre les problèmes de bureaucratisation croissante de l’État et du parti. Son projet de renforcer l’Inspection ouvrière et paysanne (Rabkrim), dirigée par… Staline, en est l’expression. Trotsky soulignera avec acuité que cet organisme n’était rien d’autre qu’un « puissant facteur de confusion et d’anarchie », une entité dans laquelle se retrouveraient « des hommes éloignés de toute activité réelle, créative, constructive » (Broué, Trotsky : 232). Trotsky a vu avant Lénine comment l’infection bureaucratique affectait non seulement l’État, mais aussi le parti.
Lénine a finalement promu des solutions « administratives » à ce qui était un problème politique (et politico-social !) dramatique : l’émergence de la bureaucratie. Une évolution qui ne pouvait être combattue qu’en appelant à un élargissement de la démocratie socialiste, et non par sa restriction. C’est la voie que prendra finalement l’Opposition de gauche, avec Trotsky qui a désormais une vision plus claire, en termes généraux, de la direction à prendre face au problème inédit de la bureaucratisation de la révolution, comme nous le verrons ci-dessous.




